Roal Dahl et la relecture en sensibilité

En février, les héritier·es de Roal Dahl ont fait appel à l’entreprise de relecteur·rices en sensibilité Inclusive Minds pour faire une évaluation et apporter des modifications à l’œuvre de l’auteur.

La relecture en sensibilité (ou révision de sensibilité, sensitivity review en anglais) est un processus par lequel des expert·es dans un domaine révisent des textes et les modifient pour qu’ils ne soient pas discriminants et/ou correspondent aux codes de communication de la cible visée.

Des nombreuses entités font déjà appel à des relecteur·rices en sensibilité, comme certaines ONG ou de grosses productrices de contenus (je pense notamment au domaine du jeu vidéo).

L’écriture inclusive est par exemple un des domaines qui entrainent un besoin de relecture en sensibilité. Un·e relecteur·rice s’assure alors qu’il n’y a pas de masculins génériques dans les textes et que la typographie est homogène tout au long de la narration.

La relecture en sensibilité est un service qui gagne en visibilité, notamment aussi pour le langage non binaire en français, où un personne spécialisée s’assure que les personnages non binaires sont toujours non stéréotypé·es et bien genré·es. Toutes les parties du texte doivent alors présenter les mêmes pronoms, et ces pronoms doivent respecter la grammaticalité de la langue (pas de « iel » au lieu de « ellui » par exemple).

Inclusive Minds a donc apporté des modifications aux œuvres de Roal Dahl en en enlevant les aspects grossophobes (les personnes mauvaises pointées du doigt comme grosses) ou sexistes (l’utilisation du mot « femelle » pour parler d’une femme humaine).

La maison d’édition britannique a annoncé qu’elle allait faire paraître ces versions modifiées dans une édition spéciale, tout en continuant de proposer les versions originelles. La maison d’édition française Gallimard jeunesse ne compte quant à elle pas modifier les textes français, et affirme que, « s’il y a quelque chose à faire, à la limite », il faudrait envisager une contextualisation.

Certain·es parlent de censure, d’autre de règne du politiquement correct.

Il est important de rappeler que la « liberté d’expression » est le droit de penser et de s’exprimer sur ses opinions, pas celui de ne pas faire face aux conséquences de cette expression. Si on écrit un roman raciste et sexiste, on doit accepter qu’aucune maison d’édition ne veuille le publier.

Nous sommes dans une société de plus en plus consciente de l’impact des mots sur la culture. Le langage donne forme à notre manière de penser, et nous ne pouvons pas nous figurer ce qui n’a pas de nom.

Normaliser que les méchant·es dans les œuvres pour enfants sont gros·ses et moches, ou qu’il est acceptable d’utiliser des mots normalement destinés aux animaux pour les femmes humaines, ça donne l’impression aux enfants que c’est normal, et ça légitime cette vision du monde qu’une partie de plus en plus grande de la population trouve obsolète.

Les enfants sont des personnes en développement qui apprennent de tout ce avec quoi iels entrent en contact et qui copient les discours avant d’être en mesure d’y appliquer leur esprit critique. Avoir accès à des histoires aussi intéressantes et connues que celles de Roal Dahl est une chance, mais intégrer des discours problématiques qui les feront évoluer pour avoir les valeurs racistes, sexistes, etc. de l’époque de l’auteur est contreproductif dans une société qui veut progresser vers plus de respect et de bienveillance.

Que faire donc, supprimer tout texte problématique et faire une croix sur une grande partie de notre patrimoine culturel ? La question est de savoir si les mots d’un·e artiste sont sacrés et ne peuvent donc pas être modifiés, ou si ce qui importe le plus dans une œuvre, c’est l’intention de son auteur·rice.

L’idée que Roal Dahl se retournerait dans sa tombe s’il voyait les modifications apportées à ses livres revient souvent, mais la réalité c’est qu’il ne peut pas, et que créer quelque chose et le partager, c’est déjà en abandonner la propriété. Quand on écrit un texte, on l’écrit pour un public donné, ici le public de son temps.

En traduction, la cible du texte est ce qui définit le style, les mots et le niveau de langage à utiliser dans la nouvelle version. Un·e traducteur·rice traduit pour que son texte fini ait le même impact sur le public dans son pays qu’il a sur le public du pays d’origine. Si une référence est sensée être connue de tou·tes, mais que celle utilisée dans le texte d’origine ne l’est pas dans le pays de la traduction, il y a des chances que cette référence soit adaptée.

Les textes de Roal Dahl font rêver les enfants, et « les enfants », ça veut dire le plus d’enfants possible. Sauf que certain·es enfants sont gros·ses, et certain·es enfants sont moches. Roal Dahl voulait-il que ces enfants là s’identifient aux personnages moqués, ou plutôt qu’iels profitent autant de ses textes que les autres ? Si les textes écrits dans le passé n’ont plus l’effet que l’auteur·rice voulait qu’ils aient, n’est-il pas légitime de les modifier pour qu’ils aient de nouveau l’effet voulu, plutôt que défendre des mots qui ne sont plus adaptés à l’évolution d’une époque ?

Peut-être est-il temps de repenser la sacralisation des personnages célèbres et de reconnaître que si on peut garder les parties positives de leurs œuvres (l’originalité, le ton piquant, les personnages attachants), on peut aussi condamner ce qui pose problème (le sexisme, le racisme, le capacitisme) et refuser de donner de la visibilité à ce qui est problématique en modifiant les textes, au lieu de juste se donner bonne conscience en proposant des contextualisations.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *