La visibilisation de la traduction
Dans mon dernier article, je parlais de l’importance pour le·a traduteur·rice de se rendre invisible si besoin dans des textes dans lesquels la priorité est le passage d’un message de manière claire, ou quand l’auteur·rice veut que son texte soit pris comme un texte rédigé dans la langue cible par les lecteur·rices.
Mais il est aussi important de remarquer que différents textes peuvent avoir un objectif différent, et qu’il existe donc des textes pour lesquels il est primordial que le processus de traduction soit visible.
Par exemple, les textes très ancrés dans un territoire ou dans une culture et dont l’objectif argumentatif, par exemple, serait spécifique à une langue ou un territoire devraient garder une trace de cet ancrage.
Cette année, j’ai eu l’occasion de traduire une bande-dessinée pour laquelle c’était le cas.
Il s’agit de la bande-dessinée Garafía, dont l’auteur est Elías Taño. Dans ma traduction, il a été très important pour moi de garder des mots en espagnol et d’ajouter des notes en français, au lieu d’adapter les concepts culturels.
En effet, l’ancrage de cette œuvre dans le contexte des îles Canaries des années 60 se fait ressentir dès le titre, puisque Garafía est une commune située aux îles Canaries.
Le livre raconte l’histoire des grands-parents, de la mère et de la sœur de l’auteur dans les années 60. À ce moment-là, l’Espagne vivait sous le régime de Franco, une dictature dont la violence touchait en particulier le territoire pauvre des Îles Canaries. En effet, il s’agit d’un territoire dont la population vivait majoritairement de l’agriculture mais qui a émigré en masse vers l’Amérique Latine dans les années 60. Les hommes ont donc pris des bateaux pour tenter d’aller gagner leur vie, majoritairement au Venezuela, alors que les femmes sont restées sur place.
Il s’agit en conséquence d’un récit croisé entre les hommes vivant des discriminations au Venezuela mais essayant de gagner leur vie pour envoyer de l’argent (ou pas) à leur famille restée sur place, et des femmes devant s’organiser en communautés basées sur l’entraide et devant faire face aux microagressions quotidiennes d’hommes de pouvoir venus de la péninsule pour faire appliquer le régime dictatorial.
La langue est dans ce contexte un élément différenciateur entre les personnages. Tout d’abord entre les pays, évidemment, puisque la population du Venezuela ne parle pas exactement le même espagnol que la population de l’Espagne, mais aussi entre les péninsulaires et les canarien·nes, car de nombreux mots changent aussi.
Mais il est intéressant aussi d’avoir une analyse plus fine liée aux classes sociales dans ce contexte, car les paysan·nes canarien·nes parlent entre elle·ux de manière différente par rapport à une doctoresse vénézuélienne à un·e patient·e par exemple, en termes de niveau de langage.
De plus, l’histoire des Canaries pendant la dictature a peu été étudiée et les historien·nes commencent seulement aujourd’hui à se rendre compte de la sévérité de la discrimination dont ces populations faisaient l’expérience. Ce livre ayant donc en partie pour objectif de visibiliser cette Histoire, il était important pour moi de garder dans ma traduction la visibilisation des mots spécifiquement canariens.
Dans ce type de cas, le·a traducteur·rice doit trouver l’équilibre entre être compréhensible pour le lectorat cible dans la langue cible, et laisser la place au contexte source pour que les lecteur·rices cibles puissent comprendre les implications culturelles de ce qu’iels lisent.